Lundi 6 mai 2019, l’IPBES rendait son rapport sur l’état de la biodiversité. « La nature et ses contributions à la vie des peuples se dégradent partout dans le monde ». L’habitabilité de notre monde est en crise. Mais le sentiment d’impuissance domine : comment créer une courroie de transmission entre nos mains et le monde ? Nous avons besoin d’idées dotées de mains, et de bonnes idées pour les mains disponibles.
Tout l’enjeu revient donc à inventer des leviers. Le levier est le premier mécanisme jamais inventé. Il a pour fonction de rendre commensurables deux choses qui a priori ne le sont pas : une main d’un côté, et un rocher démesuré de l’autre. Le levier est le seul dispositif pour faire communiquer d’un côté un humain (vous, moi, dérisoires), de l’autre la grande aventure du vivant sur Terre.
Ici je veux explorer un exemple de levier d’action écologique d’envergure. Il répond précisément au drame de la disparition des espèces, de la fragilisation des écosystèmes, induits par la fragmentation des milieux, la surexploitation, la surchasse. Il y répond à sa mesure, pour l’instant microscopique, mais déjà effective à son échelle, et qui n’attend que nous pour prendre de l’ampleur. C’est l’idée concrète de protection radicale de foyers de libre évolution par l’outil juridique et économique de l’acquisition foncière.
Il s’agit de l’initiative « Vercors Vie Sauvage », portée par l’ASPAS : le projet d’acheter une forêt de 500 hectares dans les gorges de la Lyonne. Pour en faire quoi ? Pour la laisser tranquille. La restituer aux hêtres, sapins, cerfs, écureuils, aigles, mésanges, lichens… La laisser en libre évolution, c’est-à-dire laisser le milieu se développer selon ses lois intimes, sans y toucher. Laisser l’évolution et les dynamiques écologiques faire leur travail têtu et serein de résilience, de vivification, de création de formes de vie. Une forêt en libre évolution fait ce que fait la vie : elle lutte spontanément contre le réchauffement climatique, par limitation de l’effet de serre. Elle stocke le carbone, d’autant mieux que ses arbres sont anciens et vénérables. Elle travaille à l’épuration de l’eau et de l’air, à la formation de sols, à la diminution de l’érosion, à l’épanouissement d’une riche biodiversité, résiliente, capable d’encaisser les coups du mauvais temps qui vient.
L’idée est d’une diabolique simplicité. Sa force réside dans sa manière originale de nouer ensemble trois concepts : la libre évolution (comme style de gestion du milieu), l’acquisition foncière par une association d’intérêt général à but non lucratif (comme moyen de pérenniser la protection) et le financement participatif (comme mobilisation citoyenne pour concourir ensemble à la propriété).
Une politique du vivant à l’échelle des siècles
Mais pourquoi des forêts en libre évolution ? En tant qu’individus humains, notre longévité est dérisoire au regard de celle d’un arbre, d’une forêt ancienne. Or la Grande vie des écosystèmes, des poumons verts forestiers, des cycles du carbone, est la condition de la petite vie des individus. L’enjeu d’un levier d’action écologique est de protéger la Grande vie. Mais pour protéger quelque chose, on est voués à voir le monde depuis le point de vue de ce qu’on veut protéger. Protéger quelque chose vraiment, c’est protéger son point de vue.
Or la spécificité de cette Grande vie, c’est qu’elle vit à la dimension des siècles. Il faut protéger à la mesure des siècles. Voilà l’ambition folle de ces foyers de libre évolution acquis par maîtrise foncière : faire advenir les forêts anciennes de demain.
Alors que nos ampoules électriques sont conçues pour durer 6 mois, que nos politiques sont pensées pour durer quelques années, pourquoi ne pas imaginer une politique du vivant qui penserait à l’échelle des siècles ?
Mais comment protéger à ces échelles de temps ? Qu’est-ce qui a une telle pérennité dans nos institutions ? La drôlerie de cette affaire, c’est que la forme la plus fiable de l’éternité qu’on connaisse en Occident libéral, c’est la propriété privée…
C’est elle que ces initiatives vont saisir et détourner en toute légalité : si elle permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait il pas de protéger ? Ajoutez à cela une campagne de financement citoyen par une plateforme participative en ligne (HelloAsso, en lien ici : www.aspas-nature.org/vercors), où chacun peut contribuer à sa mesure à l’acquisition collective, et vous avez le projet « Vercors Vie Sauvage » : acquisition foncière associative d’un foyer de vie sauvage destiné à la libre évolution.
Le concept est paradoxal : détourner à plusieurs, dans une mobilisation citoyenne par le don, le droit exclusif de la propriété privée, non pas pour une jouissance personnelle, mais pour une radicale restitution aux autres formes de vie.
Mais attention : il s’agit de désamorcer les risques que la propriété comporte. Il ne s’agit pas d’approprier des terres agricoles. Il ne s’agit pas non plus de « privatiser » ces forêts. Au contraire : le terrain de la future réserve Vercors Vie sauvage était hier encore un domaine de chasse privé, fermé à tous par des clôtures électriques infranchissables. Une fois racheté par l’ASPAS, toutes les clôtures seront enlevées, et chacun aura librement le droit d’y pénétrer, pour s’immerger dans une vie riche. Tout un ancien domaine de chasse, dédié hier au plaisir de la mort, est libéré ici pour servir aux joies de la vie, la vie des autres, et la nôtre en retour.
Il ne s’agit donc pas de mettre « la nature sous cloche », la fonction est inverse : il s’agit de créer une fontaine de vie sauvage protégée pour qu’elle puisse ruisseler d’une vie vigoureuse tout autour, dans les territoires exploités. Car tous les vivants non-humains peuvent en sortir : pollens des arbres, graines dans le jabot des oiseaux, chevreuils, abeilles sauvages qui assurent la pollinisation du maraîchage, oiseaux des campagnes qui ailleurs dépérissent. Tous ces vivants peuvent ici prospérer, pour aller repeupler alentour le monde abîmé, lui restituer une biodiversité plus complète, plus résiliente, plus riche. C’est donc un bénéfice partagé, offert et imprenable, qui est produit par la réserve. Un bien commun, commun aux humains et aux autres vivants, surtout en cette période de crise grave de la biodiversité.
Ce n’est donc pas une initiative pour la nature au détriment des humains, ni une action au bénéfice de la nature en tant qu’elle est utile aux humains : c’est une manière d’agir pour le bien de la communauté inséparable des vivants, dont les humains sont membres.
Certains diront peut-être : « Encore un lieu où les écolos vont tout interdire ! ». On peut répondre factuellement à cette accusation : ici, dans ce petit foyer en libre évolution, vous avez le droit de tout faire – sauf exploiter, tuer, et abîmer l’intégrité du lieu. Si en lisant cela, vous continuez à penser que vous n’avez effectivement le droit de rien faire, cela révèle probablement plus quelque chose sur vous que sur le projet des réserves.
La nouvelle guerre du feu
Mais ce type d’action est-il vraiment crédible au regard de l’intensité de la crise actuelle du monde vivant, si ce ne sont que des parcelles ? Ce type d’action est-il un bon exemple de levier pour des actions écologiques d’envergure ? Si le monde vivant était avant tout une cathédrale en flamme, comme on l’a entendu au moment de l’incendie de Notre-Dame, la guerre serait déjà perdue. Mais cette métaphore est philosophiquement erronée : elle ne fait pas justice à la nature réelle du vivant. Le vivant n’est pas une cathédrale en ruines, c’est un feu qui s’éteint. Le vivant est le feu lui-même. Un feu germinatif. La biosphère peut bien être réduite, appauvrie, affaiblie, il suffit de quelques braises et d’un soulèvement des contraintes pour que le vivant foisonne, se répande, se multiplie dans toutes les directions. Le vivant est avant tout prodigue, si on lui laisse les conditions pour s’exprimer. Mais pour cela, il faut chérir les dernières braises. Le problème devient désormais : avant tout, comment défendre ces braises du vivant ? Partout autour de nous, dans nos jardins, nos villes, dans les forêts, les montagnes et les champs. Les défendre contre tous les usages insoutenables du monde vivant.
C’est notre nouvelle « guerre du feu ». Comme dans cette vieille histoire, il n’y aura pas de salut de la tribu sans un engagement collectif pour les braises de la vie.
C’est cela qu’initie un projet de réserve comme Vercors Vie Sauvage. On y protège, on y avive les braises du vivant. C’est un foyer rayonnant de vie. Un « foyer », précisément, parce que c’est de là que tout peut repartir. Afin de maintenir les possibles ouverts, et que ce monde abîmé s’embrase de vie à nouveau. Nous humains ne sommes pas que des puissances de mort. Nous sommes le vivant qui se défend.
Baptiste Morizot
Une tribune publiée dans Le Monde vendredi 19 juillet
Pour aller plus loin, découvrez le texte intégral de l’analyse de Baptiste Morizot ici :
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02183915/document
Pour soutenir le projet Vercors Vie Sauvage : www.aspas-nature.org/vercors
Baptiste Morizot est auteur et maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille. Ses travaux consacrés aux relations entre l’humain et le vivant s’appuient sur des pratiques de terrain, notamment de pistage de la faune sauvage. Il est notamment l’auteur de Les Diplomates – Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject, 2016) et Sur la piste animale (Actes Sud, Collection Mondes Sauvages, 2018).
Sur la piste animale : Depuis les forêts de Yellowstone aux canyons du Haut-Var, des steppes du Kirghizstan à la terrasse de son appartement marseillais, Baptiste Morizot nous invite à découvrir une autre façon d’arpenter la nature : le « pistage philosophique ». 11,5 x 21,7 cm – 208 pages – 21 € – En vente à l’ASPAS. Télécharger le bon de commande